Réveil à 6 heures. Fatigué. Nuit passée devant l’ordinateur à jouer en réseau avec des adversaires américains. Quelques parties perdues mais beaucoup d’autres gagnées. Je commence à être un pro de ce wargame.
Petit déjeuner avalé à la va-vite, je me suis brûlé avec ce foutu café, j’ai pris une douche mais me raserai plus tard.
En avance sur l’horaire, j’ai allumé la console pour faire une partie de Tetris, vite fait. Problème : je suis le champion de la région Rhône-Alpes de ce jeu, et deux fois vice-champion de France. Alors la partie dure, c’est pas ma faute, et je suis parti en retard.
Pas trop grave. Le boss est en déplacement et mon collègue de bureau en RTT.
Une pile de dossiers à traiter dans la corbeille « urgent ». Mais pas tant de dossiers que ça, après tout ; j’ai bien le temps de faire une ou deux parties de Solitaire.
Une sonnerie. La messagerie électronique. Un copain m’annonce par e-mail qu’il a établi un nouveau record au Démineur. Mince alors ! J’ai fait une partie, juste pour voir mon niveau et ai fini la matinée avec un meilleur score que celui de mon pote. Pas le temps d’aller à la cantine, j’ai pris un sandwich et ai envoyé une réponse à mon correspondant, histoire de remettre les pendules à l’heure.
Au cours de l’après-midi, j’ai découvert un nouveau site de jeu en ligne. J’ai même dû faire une heure sup’ pour terminer ma partie.
J’ai ensuite transféré les dossiers de la pile « urgent » dans la corbeille « très urgent » et suis rentré à la maison.
Zut ! Je me suis aperçu d’un rendez-vous oubliĂ©. J’irai voir mon ludothĂ©rapeute plus tard – franchement, comme si je devais me faire soigner ! – car lĂ , mes adversaires amĂ©ricains m’attendent sur le rĂ©seau...
© Fabrice MĂ©reste, 2004–2007.
À l’Université, les étudiants l’appelaient entre eux « Professeur Tournesol ». Au laboratoire, bien qu’il n’ait pas porté de surnom officiel, il était considéré par ses collègues comme une espèce de dinosaure. Ses derniers doctorants avaient soutenu leurs thèses depuis bien longtemps, ses sujets de recherche étaient aujourd’hui complètement désuets. Le directeur lui avait fait savoir à de multiples reprises que la seule manière pour lui de s’en sortir aurait été de demander un CRCT, un « congé pour reconversion et congé thématique », mais il s’obstinait à ne rien changer à son mode de fonctionnement. Travaillant en électron libre, il poursuivait son petit bonhomme de chemin dans le domaine le plus théorique qui soit de l’apprentissage automatique, ce thème de l’intelligence artificielle qui cherchait à rendre les machines plus « intelligentes » à travers des processus d’apprentissage. Tout juste toléré – car il publiait quand même chaque année son lot d’articles dans des revues qui avaient en commun de contenir en sous-titre les termes « theoretical issues » –, il occupait le bureau le plus exigu du campus, avec pour seul mobilier une armoire bancale pleine de vieux livres accumulés au fil des années, une chaise, une table de classe et une antiquité d’ordinateur dont la déplorable définition d’écran fatiguait ses yeux désabusés.
L’époque était à la recherche appliquée. Ainsi, chaque fois qu’il demandait des crédits pour partir en mission, il se voyait répondre une fin de non recevoir, les conférences où il souhaitait se rendre ne se trouvaient jamais parmi celles de la liste que le laboratoire finançait. Un jour, à sa grande surprise, on parla de lui. Un de ses articles avait été cité dans un papier d’une équipe américaine qui essayait de mettre au point un système d’analyse des blogs d’étudiants. L’objectif affiché était de prévenir une tragédie telle que l’absurde carnage qui s’était produit en Virginie, à la mi-avril 2007. Ses travaux purement théoriques en apprentissage automatique avaient ainsi quelque espoir d’être réutilisés dans des applications concrètes. Seulement, il n’y avait qu’aux États-Unis que cela pouvait se produire.
Il fit quand même une chose qu’il n’imaginait possible : il répondit à un appel à projet initié par le Ministère délégué à la Recherche et aux Nouvelles Technologies. L’enveloppe budgétaire de ces projets avait sensiblement gonflé peu après les élections présidentielles et législatives. Malgré son ignorance des chiffres et le peu de contact qu’il avait avec ses collègues du même ou d’autres laboratoires, sa proposition reçut une réponse favorable. Il pouvait à présent monter une équipe rien qu’à lui, incitant des étudiants brillants à venir à ses côtés pour les encadrer en thèse, accueillir des stagiaires de master de recherche et faire travailler des ingénieurs… Ses collègues jaloux se dirent que la comète avait tardé à s’écraser sur Terre et que le dinosaure, au lieu de disparaître, s’était en fin de compte adapté, prêt à dévorer les mammifères.
Boostés par l’argent, les travaux qu’il dirigeait avancèrent au pas de charge. Les algorithmes fondamentaux qu’il avait développés trouvaient une application idéale dans la fouille de données multiformes telles que les informations présentes sur l’internet. Peu soucieux de ses semblables, il ne se rendit pas compte que le nouveau président de la République avait fait passer en douceur tout un ensemble de mesures inspirées de l’USA PATRIOT Act.
Les jeunes docteurs qu’il avait formés ne trouvèrent pas de postes dans la recherche ou l’enseignement supérieur mais dans une autre instance ministérielle, celle de l’Intérieur.
Lorsque les mesures liberticides mises en place par le gouvernement furent trop visibles, lorsque les forums et les blogs commencèrent à s’enflammer sur l’internet, avant que le feu de la rébellion ne descende dans la rue, il ne fallut qu’un instant à la Police pour l’étouffer en arrêtant quelques centaines de meneurs. Grâce aux outils de veille dont elle disposait pour prendre le pouls de la conscience de la France, elle avait pu remonter jusqu’aux principaux fauteurs de trouble potentiels : les petits moucherons, en s’agitant sur la Toile, croyaient s’en servir pour communiquer alors qu’ils ne faisaient qu’attirer à eux la vorace araignée.
Quand le professeur vit le lendemain les arrestations des blogueurs aux journaux télévisés, il eut la désagréable impression qu’il avait peut-être été un des innombrables engrenages d’une énorme machine répressive, mais cette idée s’envola aussi rapidement qu’elle était apparue. Après tout, il n’était qu’un théoricien.
Loin, loin, très loin dans la taïga, vivait le rude Tchoubitchek.
Au tir à l’arc, nul n’était aussi précis que Tchoubitchek. Nul ne parvenait à manier de lance aussi agilement que lui. Nul n’était plus rusé que lui dans la confection des pièges. Nul n’était assez patient pour pister une proie.
Tchoubitchek, cependant, ne voyant jamais ou presque ses semblables, n’avait aucune conscience de sa valeur de champion. Ses journées, il les passait sur les traces des animaux. Parfois, il quittait la grotte qu’il avait grossièrement aménagé pendant plus d’une lune et ne rentrait chez lui que lorsque les chiens peinaient à tirer son traîneau. Alors, à l’abri du vent et de la neige, il s’occupait des peaux, faisait fumer les viandes et réparait ses armes avant de partir pour une nouvelle traque.
À la fin de la saison, Tchoubitchek cachait l’entrée de sa grotte avec des branchages, il attachait solidement toutes les fourrures à son traîneau et conduisait ses chiens au-delà de la rivière Olguidakh jusqu’au village de Samarka. Là -bas, il troquait sa cargaison contre de la corde, des pointes de flèches et des lances mais dédaignait les vêtements tissés qu’on lui proposait car il préférait ses inélégants mais pratiques habits de cuir et de peau. Il emportait aussi à chaque fois des petits tonneaux de cette curieuse eau qui piquait la gorge mais qui lui tenait chaud les nuits glacées lorsque le froid parvenait à percer ses couvertures.
La dernière fois qu’il était venu au village, il s’était rendu compte que la petite Zina avait encore grandi. De fillette espiègle, elle était devenue une adolescente admirative du chasseur qu’il était. Les peaux témoignaient sans conteste des fabuleux combats livrés par Tchoubitchek contre l’ours, le féroce loup ou le cerf aux bois pareils à de multiples lances. Tchoubitchek ne parlait pas de ses chasses, il n’aurait pu se douter de l’intérêt que son travail pouvait susciter, et cette modestie non feinte ne faisait que renforcer la légende du chasseur.
Oh, Tchoubitchek avait bien vu les regards et les sourires de Zina… mais, plus familier de la compagnie des animaux que des hommes, il ne comprenait pas bien leur langage, et encore moins leurs signes et non-dits.
Oumak, le chef du village, avait quant à lui bien remarqué le manège de Zina. Il ordonna à sa fille que, lorsque Tchoubitchek arriverait de nouveau à Samarka pour effectuer son habituelle transaction, elle ne devrait plus sortir de la grand’tente.
L’adolescente était à présent devenue une presque-femme. La frustration d’avoir été consignée et la transgression de l’interdit, ajoutés à son désir d’aventure, ne faisait que rendre Tchoubitchek encore plus fascinant. Pour Zina, il n’y avait aucun doute : Tchoubitchek était l’homme qu’il lui fallait pour mari.
Quand Oumak aperçut au loin le traîneau de Tchoubitchek, il fit signe à sa fille de l’obéir. Zina, malgré ses réticences, rentra dans la tente du chef du village et s’y trouva toute seule : sa mère, les autres compagnes de son père, ses frères et sœurs se faisaient déjà une fête en imaginant les vêtements qui pourraient être confectionnés avec les nouvelles peaux.
Cette année-là , Tchoubitchek repartit déçu de son passage au village de Samarka. Il avait pourtant récupéré plusieurs tonnelets, des pointes de flèches et des lances de qualité, comme à son habitude, mais quelque chose n’allait pas. Il n’aurait pas pu décrire ses sentiments, il en aurait été bien incapable, mais il se sentait aussi frustré que la fois où il avait perdu la trace du grand ours brun après la cascade, une traque de plusieurs jours qui n’avait débouché sur rien.
Tchoubitchek ne comprenait pas. Lorsqu’il avait retrouvé ses chiens et son traîneau postés près de la plus grande tente de Samarka, ces derniers n’avaient cessé de grogner. D’ordinaire, ils débordaient d’affection, les enfants du village n’hésitaient pas à les caresser, pourtant cette fois ils ne pouvaient s’empêcher de japper, de gronder et ou de tourner en rond autour de leurs liens.
Décidément, rien n’allait cette année-là .
Ce ne fut que lorsque Samarka disparut après avoir été un point de plus en plus petit, ce ne fut qu’après avoir traversé le pont de la rivière Olguidakh, ce ne fut que quand le soleil se coucha sur la taïga, que Tchoubitchek s’expliqua le trouble de ses bêtes.
Une frimousse adorable émergea des couvertures. Zina s’était cachée dans son traîneau.
Il Ă©tait trop tard pour faire demi-tour.
Durant une saison, Tchoubitchek ne serait plus seul à manger les bons morceaux de sa viande. Durant une saison, il ne serait plus seul à boire son eau qui pique. Il lui faudrait à présent tout partager.
Oui, décidément, rien n’allait cette année-là .
© Fabrice MĂ©reste, 2007.
Voilà comment on est remercié ! J’ai passé les trois quarts de ma vie au service de Maître Aldebert, paix à son âme, et pourtant son fils, Godefroy le Hardi, n’a pas hésité à envoyer mes deux jeunes garçons à la guerre sous prétexte d’étendre son comté.
Les malheureux, leurs places étaient à mes côtés, aux cuisines, pas sur un champ de bataille.
Quoi ? Godefroy s’imagine qu’il peut m’annoncer leurs morts sans remords, trop heureux d’avoir pris un dérisoire bout de terre à nos voisins, et que les combats lui ont donné faim, et que ma fameuse terrine du chasseur lui a tant manqué durant les semaines de combat, vil flagorneur, et qu’il veut que je lui en prépare une aussitôt, sans nous accorder, à ma pauvre épouse et moi, un seul jour pour pleurer nos fils ?
Misère… Eh bien, il l’aura, sa terrine, lui qui traite mieux ses chevaux et ses chiens que ses gens. Voyons voir… Il faut trois sortes de poivre, des épices rapportées d’Orient par les Maures, un peu de miel, du saindoux, et bien entendu la viande du plus bel animal tué lors d’une battue.
Ah, mais non ! La dernière chasse s’est déroulée avant la guerre, et le gibier n’aurait pu faisander aussi longtemps. Qu’ai-je mis au saloir ? Non, ça n’ira pas. Dois-je faire égorger un goret ? Non, ça ne remplacera pas un jeune sanglier. Pour la terrine, il faut que la bête ait vécu au grand air, qu’elle soit plus musculeuse que grasse, qu’elle ait été hachée menu, puis mélangée dans un ordre précis avec tous les autres ingrédients, tout en cuisant à feu très doux. La préparation doit ensuite être arrosée de verjus et nécessite enfin un repos de trois bonnes heures dans la fraîcheur de la cave avant de pouvoir être consommée.
À moins que… Non… Et puis si ! Godefroy, tu vas certes te régaler, mais ta meute comptera trois têtes de moins parmi tes favoris.
© Fabrice MĂ©reste, 2007.
Une faible lueur se glisse sous la porte du dortoir. Soucieux de ne pas réveiller mes compagnons, je m’extrais sans bruit de mon lit pour enfiler chaussettes et baskets. À défaut de pouvoir me coiffer, je passe une casquette sur mes cheveux en bataille. Arrivé dans le couloir, je prends conscience de ma méprise : privé de repères dans l’obscurité de la chambre, j’ai été abusé par la lune et je n’avais pas pu voir à ma montre qu’il n’était que deux heures du matin. Je me sens pourtant en pleine forme et m’étais réveillé avec l’intention de faire un footing autour du lac avant le petit déjeuner. Il me faudra cependant encore patienter quelques heures avant l’aube.
Hésitant à retourner me coucher, je remarque à d’infimes détails que parmi les fauteuils organisés en cercle au bout du couloir, celui qui fait face à la fenêtre – et dont je ne distingue que le volumineux dossier de là où je me trouve – semble occupé. Je m’approche, calmement, m’apprêtant à retrouver un ami atteint d’insomnie, mais en prenant place sur un siège voisin, je découvre que la personne, une jeune femme d’une vingtaine d’années, ne m’est pas familière.
Ne désirant pas m’imposer à une inconnue auprès de laquelle je me suis assis par erreur, je chuchote un maladroit bonjour et m’apprête à me relever mais le sourire charmant avec lequel la demoiselle m’accueille a tout lieu d’indiquer que ma compagnie n’a pas l’air de la déranger. Elle relève une de ses longues boucles cuivrées d’un geste gracile qui fait frémir sa légère robe de chambre bordée de dentelles et me demande d’une voix douce :
« Bonsoir. Vous n’arrivez pas à dormir ?
— Ce n’est pas ça. Je crois que j’ai assez dormi. Je me suis couché trop tôt et, du coup, je suis complètement décalé. Sans doute la fatigue accumulée au cours d’une semaine de travail vraiment éprouvante. Et vous ?
— Je prends un bain de lune. »
Elle a raison. Sa ravissante peau de lait n’est pas faite pour le soleil. Si l’astre du jour nous colore d’un hâle d’or, celui de la nuit nous donne-t-il une apparence argentée ?
« Je ne vous avais pas encore vu. Je croyais que notre groupe était le seul à être hébergé au château cette nuit…
— Oui et non, m’explique-t-elle. Vous êtes les seuls étrangers.
— Ah ! Vous n’êtes pas là en touriste ? »
Notre discussion à voix basse se poursuit des heures durant. J’apprends qu’elle se prénomme Blanche mais tout ce qu’elle me raconte d’autre de sa vie est irréel. Fasciné par son extraordinaire imagination, je joue le jeu et m’interdis de la contredire. Je ne me lasse pas de son étrange accent, de ses expressions désuètes, de sa délicieuse fraîcheur. À l’arrivée des premiers rayons de soleil, elle se lève pour prendre congé.
« Merci de m’avoir tenu compagnie », me souffle-t-elle encore en abandonnant un baiser sur ma joue. Un peu pantois, je reste assis seul un moment. L’air se charge de lumière et de chaleur, je me décide enfin à sortir du château pour courir le long du lac.
Plus tard, je rejoins mes amis dans la salle à manger. Ce n’est pas Blanche qui nous sert le petit déjeuner. Je suppose qu’elle travaille en cuisine.
Nous retrouvons notre guide qui nous fait visiter les autres pièces du château. Nous déambulons dans le petit musée où sont enfermés les trésors remontant au Moyen Âge, et je m’arrête devant une antique peinture devant laquelle mon regard ne peut s’échapper. La stupeur m’empêche de suivre le début de l’histoire.
« La fille unique du seigneur, abandonnée par son fiancé, un chevalier aussi beau qu’il était cruel, se laissa mourir de chagrin. Avec Blanche s’éteignit la lignée des De Nérestang qui avaient fait du château leur demeure seigneuriale depuis le XIIIe siècle. La légende raconte que Blanche passait toutes ses nuits à attendre celui qu’elle aimait, assise face à la fenêtre du donjon. À sa servante qui la suppliait de rejoindre son lit, elle répondait qu’elle prenait un bain de lune, trop honteuse d’avouer un improbable retour. Elle fut retrouvée morte un petit matin… »
© Fabrice MĂ©reste, 2007.
Encore une bataille livrée.
Encore une bataille gagnée.
Je me débarrasse enfin du heaume blanc pour éponger la sueur qui perle de mon front.
Mes chevaliers ont repoussé avec vaillance les assauts de ces hordes affamées.
Je suis le seigneur du château. Je suis le grand chef. Je suis le commandeur suprême. Je passe en revue mes troupes. Mes braves sont recouverts de sang, leurs joues ont été rougies par les flammes. Ça sent les herbes et les épices. Ma vision s’éclate entre les images des entrailles encore fumantes, passant des entrailles aux détritus, des détritus aux couteaux, des couteaux aux marmites.
Il faut nettoyer tout ça, un nouveau combat reprendra dès demain.
Mon fidèle s’approche des fourneaux et m’annonce les chiffres de la soirée :
« Nous avons fait une excellente soirée, Monsieur. Cinquante-trois couverts en tout, mais vous avez raison de privilégier la qualité à la quantité. Je crois que c’est bien parti pour que la Fourchette des Ducs gagne sa deuxième étoile au Michelin. »
© Fabrice MĂ©reste, 2007.
Les pierres nous racontent notre histoire.
La nĂ´tre ? La vĂ´tre ? La mienne ?
Non, simplement l’histoire de quelques familles illustres qui ont fait se dresser ces pierres en donjons d’où elles exerçaient leur pouvoir, quand ce n’était des murailles derrière lesquelles elles cherchaient à se protéger.
Mon histoire – c’est d’un commun – a commencé dans un hôpital. Nulle trace de mon passage en ce lieu, si ce n’est peut-être parmi de quelconques registres. L’histoire contemporaine ne se grave plus dans la pierre mais prend la forme de données numériques présentes dans des fichiers de l’administration.
Aujourd’hui, pour se faire entendre, la voix des hommes devient bombe de peinture pour s’éclater en cri sauvage sur les murs blancs.
Les châteaux racontent les seigneurs, les événements heureux ou tragiques, les restes qui ont échappé à l’insatiable appétit du temps et de l’oubli.
Les pierres parlent de mes racines, mais je suis un déraciné. J’ai toujours regardé avec méfiance ceux qui étalent leurs branches généalogiques comme un paon faisant la roue. On ne peut que se vanter de son ascendance quand on est incapable de faire valoir ses propres fruits.
La seule pierre que parlera de moi portera mon nom, mon année de naissance, et une autre date… que j’espère la plus lointaine possible.
© Fabrice MĂ©reste, 2007.
« De tous les livres que j’ai lus, aucun ne m’a laissĂ© un souvenir aussi extraordinaire, aussi intense, aussi... fort – mais vraiment fort ! – que celui-ci !
Alors, l’histoire, c’est...
Enfin, ça parle d’une femme. Mais bon, pas vraiment une femme. Plutôt une jeune femme. Voire une adolescente. Oui, c’est ça : une gamine.
Et d’une vieille aussi. Sauf que c’est la mĂŞme que la première. Ça, on ne le comprend pas tout de suite. Ou peut-ĂŞtre que si, mais moi, je n’ai pas eu le dĂ©clic du premier coup. C’est une personne qui Ă©volue, que l’on suit tout au long du roman.
Euh... ça te semble un peu confus, ce que je raconte, non ?
Oui, j’en reprends, mais alors juste un fond. Il est fameux, ce cognac !
Alors, la fille, eh bien, au dĂ©but, elle est sur un bateau. Ah non ! Je me trompe ! Ça, c’est plus loin. Parce qu’il y a des flash-back, tu vois...
Mais c’est vrai qu’il se laisse boire, ton cognac. C’est du quoi ? Ah, vraiment fameux ! Oh, oui : tu as eu une bonne idée en l’emmenant.
Donc, la fille, quand elle rencontre le type... Parce que je ne te l’ai pas encore dit, mais il y a aussi un type dans l’histoire. Le genre beau gosse, mais l’esprit torturé, si tu vois ce que je veux dire.
Elle en tombe amoureuse – tu penses ! – mais lui, c’est pas qu’il ne l’aime pas, il doit avoir quelqu’un d’autre dans sa vie. La femme d’un ministre. Ou d’un ambassadeur. Non, la femme de l’ambassadeur, je crois que c’était dans un autre livre.
La femme d’un ministre, on va dire alors, mais ça n’a pas beaucoup d’importance.
Donc, au niveau des sentiments, c’est déjà le gros truc compliqué.
Alors, elle... Mais non ! Pas la femme du ministre, l’autre, la jeune, celle qui est amoureuse du type, elle fait... Elle fait quoi déjà ?
Flûte, je ne me rappelle plus !
Euh, tu ne l’as pas lu, toi ?
C’est un livre qui a été écrit par un Chilien en... Attends, non, pas du Chili. Un auteur qui vient d’Argentine et qui a fui son pays. Enfin, un endroit quelque part en Amérique du Sud, tu ne vois pas ?
Attends, c’est facile : je vais le retrouver. J’en ai pour un instant : il est dans ma bibliothèque.
Ah, ben non ! Mais c’est vrai, ça, je l’ai prêté !
Non merci, ça va : c’est pas que... mais je crois que là , j’en ai déjà trop bu.
Si, si, ça va ! Mais c’est juste que je ne vois plus du tout à qui j’ai passé ce fichu bouquin... »
© Fabrice MĂ©reste, 2004.
Les concierges, voyez-vous, ne sont pas toutes curieuses. Ainsi, moi qui vous parle, je n’ai pas du tout ce trait de caractère. Non, pas du tout.
Et pourtant, Dieu sait qu’il s’en passe des choses, dans cet immeuble.
Par exemple, pas plus tard que la semaine dernière, Monsieur Durand était venu avec une grosse valise. Une grosse valise, vous imaginez ?
Parce que Durand, quand même, il travaille à la Poste, je le sais bien, le neveu de mon mari, il y travaille, alors pour savoir, vous pensez que je suis bien placée, et à la Poste, leurs vacances, ils ne peuvent pas les prendre n’importe quand, et certainement pas maintenant ou la semaine dernière.
Vous me direz Philippe, c’est le prénom du neveu de mon mari, à la Poste, il n’y est entré que depuis 6 mois, et en 6 mois, on ne l’a sans doute pas laissé prendre des vacances, pour sûr !
Non, parce qu’il y a malgré tout des règles même si à la Poste, pour ne rien vous cacher, il y a beaucoup de fainéants. Oh oui ! Et ce n’est pas parce que les PTT s’appellent maintenant la Poste que ça a changé quelque chose, ah non !
D’ailleurs, moi, j’ai toujours dit « la poste », ou « le bureau de poste », pas les PTT.
Vous ne trouvez pas que ça fait un peu ridicule, « PTT » ?
Oui, car franchement, ce sont quand même de sacrés fainéants.
L’autre jour – tiens ! –, j’y suis allĂ©e, moi, Ă la Poste. C’était pour rendre service Ă Madame Gautier. Elle est bien gentille, Madame Gautier, mais s’est vrai que depuis qu’elle ne peut plus se dĂ©placer, elle qui habite en plus au quatrième, elle ne fait plus grand chose, ah, ça non ! Et c’est pas faute d’avoir de la famille, la Gautier.
Quand on y pense, cette misère, une femme qui a élevé seule ses cinq enfants. Oui, cinq, Monsieur ! Et pas un qui vient la voir. Ou alors, si, juste à la Noël, en passant, pas plus de dix minutes, histoire de récupérer un chèque. Je vois ça d’ici.
Car elle a bien de l’argent, Madame Gautier.
J’étais justement allée à la Poste récupérer un mandat à elle.
Mais j’avais fait ça après les escaliers. Car les escaliers, faut que ça brille, ça j’y tiens !
Et à la Poste, presque une heure, que j’ai attendu, vous vous rendez compte ? Des fainéants, il n’y a pas d’autre mot, un seul guichet pour tout le monde, et les autres en pause café ou que sais-je. Mais aussi des personnes qui ne savent pas ce qu’elles veulent, des timbres comme ci ou comme ça, faut pas tout mettre sur la dame au guichet, elle fait ce qu’elle peut, la pauvre, toute seule, parce que des postiers, il y en a des sérieux. Tenez, comme mon Philippe, ça, c’est un exemple. Enfin, je dis « mon » Philippe, ce n’est que le neveu de mon mari. Mais parfois, on se demande.
Oui, comme on se demande pourquoi Monsieur Durant avait une grosse valise, la semaine dernière.
Oui, hein, c’était pour quoi, dites-moi, si ce n’était pas pour partir en vacances ?
Moi, je n’en sais rien mais elle était sûrement assez grosse, la valise, pour transporter un corps.
Mais alors là , annoncer que c’est Durand qui a fait disparaître cette pauvre Madame Gautier après l’avoir découpé en morceaux, ah, ça non, je ne l’ai pas dit, Monsieur l’Agent. Je n’ai rien vu...
Vous savez, je suis peut-ĂŞtre la concierge, mais je ne suis pas une dame curieuse...
© Fabrice MĂ©reste, 2004.
Tu es là , ma belle oisive, venue chercher un peu de fraîcheur au bord du lac.
Tu es là , ma belle innocente, dépouillée de tes vêtements, tu nages quelques brasses légères dans mon royaume.
Tu es là , ma belle, tu te crois seule, et tu laisses le soleil sécher ta nudité sous mon regard de batracien.
Tu t’ennuies un peu, ma belle, alors tu te rhabilles et tu joues avec une petite balle en cuir.
Tu t’amuses à la lancer, ma belle, toujours plus haut, et tu cours pour la rattraper.
Mais voilĂ qu’un tir mal ajustĂ© projette la balle un peu trop de cĂ´tĂ©, un mauvais rebond et – plouf ! – elle disparaĂ®t dans les flots.
Peut-ĂŞtre est-ce enfin ma chance ?
Je plonge de mon nénuphar, je secoue un peu la vase de mes pattes palmées, et je repère l’objet que tu as perdu. Je ne suis qu’une petite grenouille, mais je parviens à mettre la balle dans ma gueule. Avec grand peine, je la ramène à la surface, je nage jusqu’au bord et je la dépose à tes pieds, à ton plus grand étonnement.
Tu t’approches de moi. Je dois te parler. Les mots roulent maladroitement dans ma bouche.
« S’il te plaĂ®t, dis-je entre deux coassements, embrasse-moi ! »
Tu n’en crois pas tes oreilles, aussi reprends-je de plus belle :
« Embrasse-moi ! Je ne suis pas une grenouille mais un prince transformĂ© ainsi par le sinistre vouloir d’une mĂ©chante sorcière ! »
Loin de te soucier de mon malheur, tu sembles te moquer.
« Embrasse-moi ! fais-je encore d’un ton suppliant. C’est le seul moyen de faire cesser la malĂ©diction ! »
Tu es là , tu souris, et tu me réponds d’une voix cristalline :
« Ça va pas ! Une grenouille qui parle, c’est vachement cool ! »